Méditation du frère Bernard, moine cistercien d’Acey

À l’heure où la mort frappe de manière inattendue à travers la pandémie du coronavirus, le frère Bernard Meyer, moine cistercien de l’abbaye d’Acey (Jura), originaire d’Alsting, nous a adressé cette méditation Au pays de la lumière où il partage ses convictions spirituelles sur le moment où nous serons appelés à rejoindre la maison du Père.

« Avouons-le, notre imaginaire met les bouchées doubles quand nous évoquons l’ultime rencontre : c’est le jour du Jugement, le décor est majestueusement planté, les anges sont mobilisés au garde-à-vous, la gloire du Seigneur embrase les cieux et nous tremblons aux pieds du juge. N’oublions jamais que le Christ de justice reste le même que celui qui est né dans une étable, a lavé les pieds de ses disciples, a souffert sous Ponde Pilate et est mort sur la croix. Il n’a voulu d’autre gloire que celle de servir et de s’anéantir pour nous faire grandir jusqu’à lui-même ressuscité.

Quelle prétention et même quelle infantilité légère de prétendre devant Dieu avoir été plus ou moins fidèle ! Quel encombrement aussi de revenir sur les détours de nos itinéraires ! Devant Dieu, il n’y a que l’être que nous sommes aujourd’hui, il n’y a que les êtres que nous avons aimés, même si nous les avons mal aimés. Devant Dieu, il n’y a aussi que cette évidence qu’il est pour nous toujours temps d’aimer d’une façon plus dépouillée, plus ample aussi. Unique devant Dieu, chacun de nous l’est aussi dans l’invention de l’amour. Et s’il est possible d’imaginer qu’un jour l’ultime dialogue sera engagé, j’aimerais alors entendre de la part de Dieu : « Moi, qui suis l’Amour, racontes-moi comment tu as, toi aussi, inventé l’amour. Ne me dis pas comment tu m’as aimé, moi ton Dieu, car c’était au-delà de ta portée ; dis-moi seulement comment tu as aimé tes frères. Dis-moi ta vie d’homme. » Ainsi le dernier dialogue ne portera pas sur la religion, et c’est tant mieux, il sera celui d’un être qui rencontre l’Être.

L’enjeu de la vie chrétienne est de faire naître en nous, jour après jour, un consentement que nous affirmons, parfois contre vents et marée, dans les moments les plus bas comme dans les moments les plus hauts, et ce consentement s’exprime dans un cri de confiance inouïe : « Me voici Seigneur ! » Oui, un chrétien est celui qui, jour après jour, événement après événement, pensée après pensée, écrit dans sa vie son propre « Me voici« . Pourquoi ? Parce que j’imagine qu’au jour de ma mort, alors que mon intelligence, et la clarté de ma conscience seront peut-être éteintes ou abîmées par la souffrance et par l’agonie, peut-être même désespérées, le « Me voici« , maintes fois prononcé puis oublié, puis prononcé à nouveau se fera entendre devant Dieu. Dieu ne demande rien. Oui, au jour du Jugement, aussi nus que la flamme de la bougie, nous aurons l’audace de nous avancer vers l’Amour agenouillé, car de toute éternité, Dieu sera prosterné à nos pieds pour nous les laver. Nous irons peut-être à la rencontre avec des béquilles, en boitant, en rampant même, mais nous irons quand même en espérant que Dieu sera bouleversé par le cri qui jaillira de notre cœur : « Me voici Seigneur ; j’ai tenté d’être un homme et je suis ton enfant !« 

Comment aurions-nous pu soupçonner tout ce que nous représentions aux yeux du Père ? Nous sommes évalués au poids de Dieu lui-même. Quelle révélation ! Il nous faut sans cesse revenir au jour de notre baptême, où le Père nous a dit : « Tu es mon enfant bien-aimé« . Nous faudra-t-il, comme l’enfant prodigue, être réduit à la dernière extrémité pour comprendre enfin ? La gloire qui nous attend et qui devrait être la nôtre dès aujourd’hui, sera de voir notre déchéance continuellement enveloppée dans la mansuétude du Père. Nos œuvres, bonnes ou mauvaises, ne sont pour rien dans la balance de l’amour : seul notre titre d’enfants bien-aimés bouleverse le cœur du Père et le fait frémir. Nous serons parfaits, évangéliquement parlant, non pas en n’ayant rien à nous reprocher, mais en acceptant d’être continuellement purifiés par le baiser de l’amour gratuit. Notre seule richesse, c’est le cœur du Père.

Au seuil de l’éternité, il ne se produira rien d’essentiellement nouveau. Nous apprendrons seulement que nous avions toujours été des êtres glorifiés dans un océan de pardon et d’amour gratuit. Notre éternité, c’est déjà aujourd’hui. Nous avions imaginé un protocole sévère en pénétrant dans son sanctuaire, alors que le Père ne pouvait s’employer qu’à trouver des sandales pour nos pieds souillés par les champs d’ordure traversés et à embrasser avec effusion les indigents que nous sommes. Nous ne pouvons rendre gloire à l’Amour qu’en lui permettant de nous habiller d’innocence et de beauté.

Oui, au soir de notre vie, quand pour la dernière fois nos yeux se fermeront, ce sera pour s’ouvrir sur un insoupçonnable horizon. Nous avons tremblé à la pensée de cette rencontre qui allait décider de notre éternité. En dépit de tout le mal qui pourra nous habiter alors, nous verrons le Père venir à nous pour nous embrasser avec effusion. Nous craignons d’être mis à découvert. Soyons sans crainte, le baiser est aveugle. Dans l’Au-delà, notre joie sera sans mesure quand nous verrons avec quelle compassion et tendresse le Seigneur avait jeté le filet de la Miséricorde sur chaque page de notre vie. Miséricorde, tel est le mot que les pauvres, les pécheurs et les chercheurs de Dieu se passeront d’un bout de l’éternité à l’autre.

Nous hésitons à croire qu’il puisse en être ainsi pour nous à notre arrivée dans la gloire. Notre indignité et notre manque de préparation pourraient-ils faire obstacle à ce qu’il en soit ainsi ? Nous rêvons de parvenir devant Dieu avec une conscience pacifiée, dans l’assurance d’avoir accompli tout ce qui nous avait été demandé. Ce qui importe, c’est d’oublier le bien que nous avons fait comme offrande à présenter pour influencer notre juge et de confesser le mal que nous avons commis pour provoquer l’irruption de la miséricorde. Nous ne pouvons avoir part à l’ivresse de la miséricorde qu’en nous ouvrant au pardon. Au pays de la lumière, la plénitude consiste moins à bénéficier d’insignes privilèges qu’à contempler Dieu, perdu de joie dans le visage du pauvre que nous sommes. La loi va s’éterniser et Dieu lui-même ne cessera de dire en nous désignant : « Il faut qu’il croisse et que je diminue« .

Notre péché, notre seul péché, c’est d’avoir méconnu l’émouvante beauté de la miséricorde de Dieu qui nous dit : « Tu es lumière et tu retourneras à la lumière« .

Quelle vie nous attend ! Vous verrez que tout est renversé. Vous allez à Dieu, mais c’est Lui qui vous attend. Vous aimez Dieu, mais c’est Lui qui vous aime. Vous servez Dieu, mais c’est Lui qui vous sert. Vous vous offrez à Dieu, mais c’est Lui qui s’offre à vous. Vous appelez Dieu « Père », mais c’est Lui qui vous appelle « Fils ». Il vous fait passer de vous en Lui. Il est votre maison. Il est chez lui chez vous. Vous renaissez en Lui. Vous faites œuvre d’amour en vous perdant en Lui. Il prend sa joie en vous. Sa lumière luit dans votre chair. La mort n’a pas le dernier mot. Vous êtes le dernier mot de Dieu. Il vous héberge dans sa vie.

Ô mort, les victimes t’échappent. Tu continues de croire à ton triomphe, mais tu n’es là que pour nous ouvrir la porte du Royaume où jamais tu ne pourras entrer. Pendant que tu viens nous visiter et que tu circules au milieu de nous, nous chantons notre espérance et notre joie. Nous avons été introduits dans une terre où nous pouvons respirer à l’abri de tes menaces, une terre de lumière que tu ne fouleras jamais, toi qui as tout écrasé sur ton passage. Nous sommes dans « affranchis » et c’est maintenant jusqu’au cœur de ton royaume que nous promenons notre joyeuse lumière. Dis-nous maintenant qui est le Vainqueur du monde ?

Ô mort, « ton aiguillon » est devenu pour nous l’indispensable outil qui force nos pas vers une terre de Liberté. Nous avions rêvé de pouvoir un jour éviter la rencontre avec toi mais si nous avions pu réaliser notre rêve nous aurions été condamnés à marcher sans fin dans la tristesse de nos chemins. Nos attentes humaines ont été si largement dépassées ! Ceux que nous pleurons, à cette heure, sont devenus plus près de chacun de nous. Leur chair et la nôtre appartiennent au même monde, celui de la Résurrection. Dis-nous maintenant, Ô mort, qui est le Vainqueur du monde ? »

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